Seasons came and changed the time When I grew up, I called him mine ~Percy

D'un geste machinal, Jolene frotte depuis cinq bonnes minutes la même assiette de porcelaine qui a servit pour le diner de ce soir. Le regard perdu dans le vide, fixant sans le voir le jardin qui s'étend dans l'obscurité derrière la fenêtre, la jeune femme songe aux quelques pages de son manuscrit qu'elle a écrit aujourd'hui. Ce projet là n'a rien à voir avec les petites nouvelles qu'elle publie avec l'aide de Millicent dans le journal local sous son nom de plume. Non, cette fois, c'est un roman qu'Edward Livingston compte faire publier. Un véritable ouvrage dans lequel Jolene met tout sous coeur. Son personnage principal, un jeune militaire blessé au combat, rentre de la guerre pour trouver sa fiancée mariée à son propre frère. Une histoire qui semblerait presque autobiographique s'il existait un espoir de voir un jour Clyde rentrer du front. Son héros ressemble d'ailleurs fortement au jeune homme tel qu'il est resté dans ses souvenirs, le regard rieur, les cheveux bouclés, les lèvres charnues prêtes à lui faire toutes les promesses du monde...

Le jappement d'un chien au loin la ramène à la réalité. Elle dépose son assiette plus que propre dans l'égouttoir et passe un revers de main humide sur son front pour en chasser les petits cheveux qui s'échappent de sa mise en plis. Elle est épuisée. Jane fait ses dents et a passé les quelques heures où elle a été éveillée à pleurer. Quant à Rose et Carter, les deux petits monstres se sont montrés particulièrement inventifs en matière de bêtises tout au long de la journée et se sont plus à tourner leur mère en bourrique avant de se montrer sous leur meilleur jour dès le retour de leur père. De vraies canailles. Heureusement, pour elle, la jeune femme a pu trouver le temps de se consacrer à son roman au cours de l'après-midi. Elle n'a pas écrit grand chose, une à deux pages tout au plus, mais elle est plutôt satisfaite de leur contenu. Tellement, qu'elle aimerait avoir l'occasion de les montrer à Percy afin qu'il lui donne son avis. Malheureusement, cette option n'a rien d'envisageable. Son époux refuse d'entendre parler de sa passion, et sans doute ne comprendrai-t-il pas qu'elle tienne tant à écrire une histoire sur un tel sujet. Il y a tant de choses que Percy ne semble pas pouvoir comprendre... Vouloir comprendre ? Pour sa part, écrire est le seul moyen qu'ai trouvé Jolene pour extérioriser sa peine et continuer à faire vivre la part de Clyde qui aura toujours une place dans son coeur.

Déposant la dernière assiette sur le porte plat afin qu'elle y sèche, la jeune femme essuie ses mains sur le torchon qu'elle pend ensuite sur une patère avant de quitter la cuisine pour rejoindre Percy au salon. Les enfants sont couchés, et il s'agit de l'un des rares moments de calme dont elle puisse profiter en compagnie de son époux. Ils ne sont pas toujours des plus câlins l'un envers l'autre et ne se témoignent que rarement de tendresse, mais Jolene apprécie ces fins de soirée. Elle a beau s'être lassée du style de vie que lui impose son mari, la jeune femme n'en a pas moins d'affection pour lui bien qu'elle ne soit pas des plus démonstratrices. Pénétrant au salon, elle se fige l'espace de quelques secondes lorsqu'elle aperçoit le rédacteur en chef près de son bureau, occupé à inspecter avec attention sa machine à écrire. Inspirant profondément, elle adopte l'attitude la plus désinvolte possible avant de s'adresser à lui."Est-ce que tout va bien?" demande-t-elle avec un sourire innocent.

Jolene a toujours eu son petit caractère. Moins docile que ses soeurs tout en restant une enfant particulièrement bien élevée, sa mère lui a souvent reproché son manque d'obéissance. Sans aller jusqu'à jouer dans la boue ou vouloir se battre comme les garçons, la petite fille a toujours admiré la facilité avec laquelle ces derniers arrivaient à tout faire. Il n'était pas question pour eux d'apprendre la broderie ou la cuisine. Non, ils avaient le loisir de pouvoir choisir leur destin et Jolene leur enviait cette liberté. Elle voulait pouvoir elle aussi jouir à sa guise de son destin, ne pas devenir uniquement mère au foyer comme toutes les femmes autour d'elle, trop occupées à changer des couches pour songer à faire autre chose de leur vie. En lui promettant le mariage avant son départ pour le front, Clyde lui avait aussi promit qu'elle pourrait écrire à sa guise si c'était ce qu'elle aimait, et son coeur d'adolescente avait bondit de joie dans sa poitrine à l'idée de ne pas finir comme toutes les autres femmes de Bedford, croulant sous les enfants et les recettes de cuisine. Elle se voyait déjà travailler au sein du journal local et gagner son propre salaire. Et puis la guerre est arrivée.

Finalement, Jolene ressemble désormais à tout ce qu'elle ne voulait pas être, la parfaite ménagère dont le seul loisir est d'emmener les enfants au parc et cuisiner le repas du soir en attendant avec impatience le retour de son tendre époux. A peu de choses près. Le fait est que le côté contestataire de la jeune femme n'a pas disparu avec Clyde. Au contraire, son mariage avec Percy l'a sans doute rendue plus rebelle encore. Notamment parce que le rédacteur en chef ne l'autorise pas à exercer librement sa passion. La jeune femme est donc réduite à écrire en cachette et à utiliser un nom d'emprunt afin de faire publier ses textes. Elle est par ailleurs devenue particulièrement douée dans l'art de faire semblant. Bien qu'elle ait une sainte horreur de mentir à Percy, la jeune femme se montre particulièrement habile lorsqu'il s'agit de dissimuler sa passion. Elle prend toujours soin de remettre la machine à écrire de son époux à sa place exacte après l'avoir utilisée et a même acheté par le biais de Millicent, suffisamment de papier pour ne pas avoir à emprunter celles de Percy. Il y a pourtant un détail qui lui a échappé dans l'élaboration de son plan, détail que Percy, lui, ne semble pas avoir oublié. Légèrement tendue, Jolene feint l'ignorance lorsque son mari lui demande si elle n'a pas quelque chose à lui dire. Elle s'apprête à ouvrir la bouche pour lui raconter une banalité qui pourrait éventuellement la sauver, mais le vétéran ne lui en donne pas l'occasion. Il a remarqué que son ruban d'encre s'use plus vite qu'à son habitude et Jolene ne peut s'empêcher de se mordre l'intérieur de la joue, agacée contre elle même d'avoir négligé ce détail qui pourrait lui coûter cher. Baissant les yeux vers les mains de Percy qui manipule l'objet, la blonde remarque les petites tâches d'encres qui se forment sur ses mains et décide de détourner la conversation dans l'espoir d'éviter une nouvelle dispute. "Percy, tu es en train de te mettre de l'encre partout sur les mains... Tu vas finir par tâcher ton costume ou en mettre partout..." Fait-elle remarquer comme si elle craignait que son ménage ne soit ruiné par la faute de son époux. En réalité, tout est bon pour détourner l'esprit du rédacteur en chef de son ruban, mais Jolene sait qu'il ne se laissera pas abuser si facilement... Elle attrape une serviette en tissu restée sur la table après le diner et fait quelques pas dans sa direction pour venir lui retirer la bobine d'encre qu'elle pose sur la table afin de lui essuyer les mains tout en réfléchissant à une excuse plausible. "Jane m'a demandé beaucoup d'attention aujourd'hui, peut-être que Rose et Carter ont profité du fait que j'ai le dos tourné... Ils sont intenables ces jours-ci..." Souffle-t-elle finalement tout en évitant soigneusement de croiser le regard de son mari. Elle a honte d'accuser ainsi ses enfants, mais elle sait que Percy saura leur pardonner plus facilement qu'à elle. A condition qu'il croit à son mensonge...

Le ton monte et Jolene comprend vite qu'elle n'échappera pas à la discussion, peut-être même la dispute, qu'elle redoutait tant. Percy retire ses mains des siennes et lui demande si elle se moque de lui. Question tout à fait légitime à laquelle la jeune femme oppose son silence afin de ne pas envenimer les choses. Elle n'essaie pas de se moquer de son époux, et ne trouve aucun plaisir à lui désobéir, mais c'est le seul moyen qu'elle a trouvé pour assouvir sa passion, n'en déplaise à Percy.

Gardant son calme, la jeune mère de famille reste silencieuse, mais ses yeux parlent pour elle. Elle observe son époux d'un regard las dans lequel perce néanmoins une pointe d'agacement et de défit. Percy s'énerve et Jolene l'écoute imperturbable malgré les accusations que porte son mari jusqu'à ce qu'il lui parle de son bonheur. Il la croyait heureuse... Cette simple phrase lui arrache un léger rire dédaigneux. "Heureuse? Selon qui? C'est ça le problème avec toi Percy, tu assumes que les gens sont heureux selon des critères que tu fixes toi même. Si tu crois que faire les commissions, garder les enfants et faire la cuisine me rend heureuse, alors tu fais erreur sur toute la ligne..." fait-elle remarquer en haussant légèrement le ton sans pour autant crier. Elle ne tient pas à réveiller les enfants et encore moins à ce qu'ils entendent leur dispute. Pourtant, une fois les mots sortis de sa bouche, Jolene regrette de les avoir prononcés. Elle est loin d'être malheureuse, la cuisine et les tâches ménagères ne sont pas ses activités favorites, certes, mais ses enfants la comblent de bonheur. Dire qu'elle n'est pas heureuse est donc un mensonge, en revanche, elle se sent souvent frustrée de ne pas pouvoir laisser libre cours à sa passion.

Percy lui interdit pour la énième fois de toucher à sa machine, et pour la première fois, Jolene consent à obtempérer. Pourtant, la jeune femme décide malgré tout d'imposer une condition. "Je n'y toucherais plus, à condition de pouvoir acheter ma propre machine..." Pose-t-elle comme un ultimatum en fixant Percy sans sourciller. Elle est pourtant loin d'être sereine. Elle craint d'entendre son époux refuser d'accéder à sa demande. Elle sait très bien ce qu'il pense des femmes qui veulent écrire. Il n'y a qu'à voir comment il traite Millicent au journal, la cantonnant à la couverture médiatique de l'art culinaire...